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Darwin versus Kelvin : la bataille pour l'âge de la Terre

Dernière mise à jour : 2 janv. 2021


Texte de Julien F. , dessins de Virginie Uh.

Quel âge a la Terre ? Notre planète a une histoire et une naissance, les mythes de la création que l’on retrouve dans toutes les civilisations humaines témoignent de la richesse des questionnements suscités depuis toujours sur l’origine de notre monde. Plus proche de nous, au dix-neuvième siècle, deux communautés scientifiques, par l’intermédiaire de leurs plus éminents représentants, vont confronter leurs approches pour estimer l'âge de la Terre.


Les géologues et biologistes sont convaincus que les phénomènes qu'ils étudient, dont la formation des structures géologiques et l'évolution du vivant, nécessitent des temps très longs pour être expliqués. Face à eux, les physiciens, armés des mathématiques les plus rigoureuses, appuyés sur les principes fondamentaux de la thermodynamique, modélisent, calculent et estiment l'âge de notre planète, et leurs conclusions sont en contradiction flagrante avec celles de leurs confrères des sciences de la vie et de la terre. C'est l'histoire de cette controverse que nous racontons ici.


Sciences dix-neuvième : la vie, la Terre et la chaleur


Notre histoire sera marquée par deux héros britanniques : Charles Darwin (1809-1882) et William Thompson (1824-1907), qui deviendra Lord Kelvin. Le premier est naturaliste, le second est physicien spécialisé dans la thermodynamique et les échanges d'énergie, chacun d'eux étant parvenu au sommet de sa discipline et rayonnant bien au-delà.


Darwin a besoin de temps


Commençons par la biologie. Quand Darwin rentre en jeu, nous sommes déjà loin d'une vision fixiste du vivant, avec des espèces ayant toujours été et restant identiques de toute éternité. Lamarck, par exemple, avait déjà fondé une théorie de l'évolution des espèces, le transformisme. Plus généralement, il apparaissait de plus en plus clairement que le changement était la règle dans la nature, et l'apport décisif de Darwin fut d'identifier le moteur de cette évolution qu'est la sélection naturelle.


La théorie darwinienne propose de voir tout ce que le vivant comporte de complexité et de beauté, incluant nous-mêmes, comme le résultat d'un long processus depuis l'apparition de la vie, dont Darwin révèle une partie des règles du jeu. Cela se base sur d'innombrables observations qui se croisent dans plusieurs disciplines complémentaires, dont la zoologie, la botanique, la minéralogie, ou la paléontologie (étude des fossiles) .


Pour expliquer la masse des observations scientifiques par sa théorie de l'évolution, Darwin comprit bien vite qu'il était requis de disposer de temps extrêmement longs, que lui-même était d'ailleurs bien en peine de quantifier. Il s'y est essayé dans la première édition de L'origine des espèces mais son estimation de plus de 300 millions d'années disparaîtra dans les éditions ultérieures suite aux critiques nombreuses et légitimes sur la pertinence de sa méthode d'estimation. On parle donc ici, au bas mot, de centaines de millions d'années, et même potentiellement bien plus. Le point crucial est que, sans ce temps à la disposition de la vie pour évoluer à la façon dont Darwin le conçoit, c'est toute sa théorie qui s'écroule selon son propre aveux.


L'ami Lyell et le lent façonnage de la Terre


Les géologues fondent essentiellement leur travail sur l'observation des roches, dont ils cherchent à comprendre les structures afin d'en retracer l'histoire. De très nombreuses structures rocheuses s'organisent en couche successives. Aussi la stratigraphie, qui est l'étude de la succession des strates, est-elle particulièrement importante pour retracer l'histoire de la Terre. Le plus influant géologue du dix-neuvième siècle est certainement Charles Lyell, grand ami de Charles Darwin, son ainé de douze ans et théoricien de l'uniformitarisme. Le postulat principal de cette doctrine est que les processus ayant façonné la Terre au long de son histoire sont toujours à l'oeuvre aujourd'hui.


Comme Darwin en biologie, Lyell synthétise les données géologiques de son époque et son constat est clair : pour expliquer les formations géologiques visibles à la surface du globe, mais aussi les couches mises à jour sur le terrain, il faut, pour reprendre ses mots, des « âges interminables ». Cela vient du grand nombre de ces couches, mais aussi de la compréhension qu'on a de leur formation, résultat de très lents phénomènes d'érosion par exemple. Comme celle de Darwin, la théorie de Lyell s'écroulerait sans ces temps géologiques.


Premiers modèles physiques : le refroidissement de la Terre pour estimer son âge


Les physiciens ont depuis déjà un siècle ou deux pu se prononcer sur l'estimation de l'âge de la Terre. L'idée de départ est simple : un objet dans l'espace perd progressivement sa chaleur en rayonnant. Ainsi, la Terre, chaude lors de sa formation, est depuis lors en constant refroidissement dû à son rayonnement dans l'espace. On peut alors appliquer les principes généraux relatifs à l'étude de la chaleur à la Terre elle-même pour estimer son âge en fonction de quelques paramètres seulement.


Avant le dix-neuvième siècle, Isaac Newton et Georges Louis Leclerc de Buffon avaient tenté d'extrapoler, par des expérimentations sur des boulets métalliques chauffés, le temps requis pour qu'une sphère de la taille de la Terre mettrait à se refroidir. On obtient là des durées de l'ordre de quelques dizaines de milliers d'années. La description des travaux de Buffon par le Chevalier d'Aude dans sa Vie Privée du Comte de Buffon, dont nous ne commenterons pas le caractère genré, est instructive :


«Pour deviner l’époque de la formation des planètes & calculer le refroidissement du globe terrestre, il employait le ministère de quatre ou cinq jolies femmes à la peau douce ; il faisait rougir plusieurs globes de toutes sortes de matières & de toutes sortes de densités, qu’elles tenaient tour-à-tour dans leurs mains délicates, en lui rendant compte des degrés de chaleur & des périodes du refroidissement ; & sur cette base fragile il élevait le plus hardi des édifices.»


Ces premières explorations ont le mérite de formuler un modèle clair et d'être nourries d'expériences précises. Ainsi, une loi sur la vitesse de refroidissement d'un boulet est inférée à partir de résultats expérimentaux sur des globes de tailles et compositions diverses à des températures variées. Cependant, l'extrapolation à la Terre d'expérience sur des sphères métalliques suffisamment petites pour être manipulées dans le laboratoire de Buffon a des limites évidentes. Tout comme le comte le faisait lui-même, ceci nous amène à recevoir la première estimation publiée de 25 000 ans par Buffon (ses plus larges estimations allant jusqu'à 10 millions d'années) avec beaucoup de prudence. Cette dernière était d'autant plus de mise que l'Eglise catholique ne reconnaissait alors à la Terre, conformément à une lecture littérale de la Bible, qu'un peu plus de 6000 ans. L'Église avait d'ailleurs réagi négativement à l'annonce des résultats de Buffon, l'intimidant et l'invitant à présenter ses propres travaux comme des spéculations sans fondements réels, ce qu'ils étaient effectivement bien.


Kelvin et la thermodynamique


Le dix-neuvième siècle est crucial pour l'étude de la chaleur, alors que se consolide la thermodynamique avec ses principes fondamentaux dont la conservation de l'énergie. Lord Kelvin joue un rôle central dans la formalisation d'une théorie thermodynamique cohérente. Cette formalisation est arrivée quelques décennies après le début de la Révolution Industrielle et l'apparition et l'usage massif des machines à vapeur, qui sont bien plus nées des travaux d'ingénieurs talentueux que des conceptions de théoriciens visionnaires. Cependant, elle a permis de fonder sur des bases théoriques ce qui restait souvent à l'état d'intuitions.


Concernant l'âge de la Terre, on a déjà vu comme l'approche des physiciens était totalement différente de celle des géologues ou des biologistes. À cela, il y a au moins deux raisons. Tout d'abord, les physiciens simplifient énormément le problème en modélisant le globe terrestre comme un objet physique dont les caractéristiques sont ramenées à quelques paramètres seulement. Par cette simplification, ils transforment ensuite la question de l'âge de la Terre en un problème de mathématiques. C'est là une des grandes forces des sciences physiques (bien maitrisées) : une fois les hypothèses de bases posées, elles avancent avec autant de certitude qu'on en a pour un raisonnement mathématique. L'âge de la Terre, pour Kelvin, est un problème thermodynamique résolu par les mathématiques.


Les travaux de Kelvin au coeur de la controverse

Le débat dans lequel nous allons maintenant entrer s'est étendu sur une cinquantaine d'années et un consensus n'a émergé qu'après la mort de ceux qui l'ont initié. La controverse est plus facile à dater que la Terre elle-même : elle commence à la publication par Lord Kelvin (alors William Thompson) de son article Sur le refroidissement séculaire de la Terre en 1862 dans les transactions de la Royal Society d'Edinburgh.

Les hypothèses et les estimations de Kelvin

Voilà sur quoi se basent les estimations de Kelvin. Pour lui, dans cette volonté de simplification que nous évoquions plus haut, la Terre est une sphère solide, qui à sa formation avait une température uniforme et bien plus élevée que de nos jours . Elle s'est depuis refroidie en perdant sa chaleur au niveau de sa surface. La température actuelle de la Terre renseigne ainsi sur le temps écoulé depuis sa formation, donc sur son âge, pour peu qu'un modèle mathématique simple régisse l'évolution de sa température depuis cette situation initiale hypothétique.

La Terre perd sa chaleur au niveau de sa surface par rayonnement. Ainsi, les couches superficielles sont plus froides que dans les profondeurs. La Terre, solide dans le modèle de Kelvin, cherche alors à être à l'équilibre et les couches profondes transmettent leur chaleur par conduction. La conséquence, c'est que la température de la Terre augmente avec la profondeur pour atteindre son maximum au centre, mais décroit partout du fait du rayonnement de surface. L'évolution précise de la température en fonction de la position et du temps au coeur du globe est obtenue en résolvant l'équation de la chaleur, une équation différentielle introduite plus d'un siècle plus tôt par Joseph Fourier précisément pour modéliser les variations de la chaleur dans les solides. C'est essentiellement en résolvant cette équation que Kelvin a pu effectuer son estimation. Il devait aussi comprendre les valeurs des paramètres sous-jacents, notamment la taille de la Terre (ceci était la partie la plus facile, le rayon est d'environ 6400 kilomètres comme cela est connu avec une bonne précision depuis l'Antiquité), la température initiale de la Terre à sa formation (estimée à environ 5000°) et la diffusivité thermique (qui quantifie à quelle vitesse le refroidissement aura lieu et dépend de quoi la Terre est constituée au niveau chimique). Cette dernière quantité a pu être extrapolée à partir de mesures de température dans les grottes souterraines ou les mines : en descendant de plusieurs centaines de mètres, on constate un très réel réchauffement d'environ 30° par kilomètre.

Tout ceci étant posé, l'âge de la Terre se déduit en calculant le temps écoulé pour expliquer les températures que l'on mesure de nos jours. C'est sur la base de ce modèle et après de savants calculs que Kelvin arrive à une estimation entre 20 et 400 millions d'années (en admettant de grandes variations sur les valeurs possibles des paramètres) avec un âge selon lui proche de 100 millions. Il reviendra plusieurs fois sur ce problème pour des estimations de plus en plus faibles. À la fin de sa vie, il obtiendra des valeurs autour de 20 millions d'années.

Si l'on suit Kelvin, les théories de Darwin sur l'évolution des espèces et de Lyell sur l'histoire de la Terre sont tout simplement réfutées. Mais il y a pire. Kelvin a apporté un second argument, cohérent avec ses estimations directes de l'âge de la Terre. En collaboration avec Hermann von Helmholtz, il s'est également attelé à estimer l'âge du Soleil, par des méthodes adaptées à sa nature "gazeuse" comme on le concevait alors (cette nature est en fait plasmatique, un état de la matière plus désordonné encore que l'état gazeux). La Terre ne peut pas être plus vieille que le Soleil en ceci qu'on l'imagine se former avec l'ensemble du système solaire au moment où notre étoile prend forme, aussi l'âge du Soleil majore-t-il celui de la Terre. Kelvin et Helmholtz ont obtenu des ordres de grandeurs comparables à ce qu'on a vu pour la Terre (au plus quelques dizaines de millions). Cette similarité est un argument fort en faveur des résultats de Kelvin : par deux méthodes indépendantes appliquées à deux objets distincts (la Terre et le Soleil), il obtient des résultats compatibles par lesquels il apparaît que la Terre ne peut pas être si vieille que Darwin l'escompte. En particulier, pour remettre en cause les idées de Kelvin, il faut maintenant à la fois remettre en cause son travail sur la Terre, mais aussi celui sur le Soleil.

Un dialogue de sourds ?

Darwin et Lyell ont besoin d'une Terre milliardaire en année pour expliquer ce qu'ils observent de la vie et de la Terre. Kelvin ne leur accorde qu'une Terre millionnaire, et estime que ce sont les principes très solidement établis de la thermodynamique qui s'opposent à leurs conceptions. Darwin s'est senti particulièrement démuni, cela est très visible dans sa correspondance, face aux arguments et attaques de Kelvin. C'est aussi le cas de nombreux biologistes et géologues, qui n'avaient tout simplement pas les savoir-faire pour questionner le raisonnement du physicien, bien que beaucoup, et Darwin le premier, respectaient son travail. Les formalismes et calculs mathématiques leurs étaient particulièrement mystérieux, tout comme les principes généraux d'une thermodynamique mathématisée, succès récent de la physique, auxquels Kelvin se référait pour les avoir lui-même fondés.

Ceci dit, géologues et biologistes n'étaient pas prêts à abandonner leurs propres théories et cela est très compréhensible. Ils accumulaient depuis des décennies des observations qui les avaient conduits à attribuer une très forte confiance en une Terre vieille. Les sciences pour lesquelles ils contribuaient étaient bien loin du niveau de mathématisation de la physique, mais ceci était notamment du à leur nature même. Ainsi, la méthodologie générale derrière les travaux de Darwin ou de Lyell se prêtait mal à quantifier en années ce dont ils avaient besoin. Un géologue, Archibald Geikie, résumait ainsi la situation en 1892, dix ans après la mort de Darwin :


«Nous devons nous souvenir que les archives géologiques constituent une volumineuse quantité de preuves concernant l'histoire de la Terre qui ne peut être ignorée et dont l'explication doit être en accord avec les lois naturelles. Si les conclusions déduites de l'étude la plus attentives de ces archives ne peuvent pas être réconciliées avec celles tirées d'approches de la physique, ce n'est sans doute pas trop demandé que d'exiger que ces dernières doivent aussi être révisé. Je suis persuadé qu'il doit y avoir certaines erreurs dans les raisonnements de la physique, bien que je ne prétende pas être capable de dire où ces erreurs peuvent se trouver.»

Les conclusions de Kelvin reposaient sur les principes les plus solides des sciences physiques. Mais Kelvin n'avait rien à répondre aux objections des biologistes et géologues sur leur propre terrain. Lui-même n'avait rien à proposer pour expliquer comment la Terre et la vie pouvaient avoir évolué telles qu'on peut les observer de nos jours en des temps si courts, tout simplement car cela sortait, à lui aussi, de ses domaines de compétence.

Le meilleur argument de la physique est de reposer sur les mathématiques, rigoureuses et implacables car logiques. La place des mathématiques dans ce débat est importante, mais la toute puissance logique des mathématiques ne doit pas faire oublier les limites que rencontre toute science mathématisée. Ces limites furent très bien résumées par le biologiste Thomas Huxley, grand défenseur de la théorie de l'évolution et surnommé le "bulldog de Darwin" pour la place qu'il a pris dans les nombreuses controverses soulevées par le darwinisme. Lors d'un débat avec Kelvin, il avait tenu ces propos :


«Les mathématiques peuvent être comparées à un moulin d'excellente qualité qui moud au plus haut degré de finesse ce que vous lui donnez à moudre. Mais ce que vous obtenez dépend néanmoins de ce que vous lui donnez. Et de même que le meilleur moulin du monde n'extraira pas de la farine de blé à partir de cosses de petit poids, des pages de formules mathématiques ne donneront pas de résultats précis à partir de données trop vagues.»


Autrement dit, si les mathématiques de Kelvin sont irréfutables - et pour cause, sa maitrise dans ce domaine semble avoir été remarquable et célébrée par de nombreux témoignages -, ses conclusions dépendent de façon cruciale des hypothèses de départ sur lesquelles ces mêmes mathématiques ont moulu ses estimations. Si ces hypothèses sont imprécises voire fausses, alors les estimations même mathématiquement inattaquables sont pour le moins suspicieuses, et le raisonnement global est en tout cas irrecevable. Et justement, il y a deux raisons qui vont apporter une remise en cause radicale des travaux de Kelvin. Terre liquide et radioactivité : l'effondrement des théories de Kelvin

Dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, il est très difficile de démêler la situation et l'âge de la Terre ne fait absolument pas consensus dans les communautés scientifiques. Les deux camps ont de solides arguments, fondés sur des méthodologies déconnectées, aboutissant à des conclusions contradictoires. Darwin meurt en 1882 sans que le mystère ne se soit désépaissit et que ses craintes de voir sa théorie de l'évolution vaincue par la thermodynamique ne se soient le moins du monde dissipées. Cependant, de nouvelles idées vont apparaitre qui vont nettement remettre en cause les contributions de Kelvin.

John Perry et la Terre liquide : un physicien au secours des biologistes

John Perry a travaillé comme assistant de Kelvin. Très impressionné par ce dernier, il va être le premier à réellement discuter les fondements même de ses travaux sur son propre terrain : celui de la thermodynamique. Pour ce faire, Perry questionnera en thermodynamicien les hypothèses du modèle de Kelvin et proposera un modèle alternatif compatible avec des durées en milliards d'années.

On a vu que Kelvin ramenait la Terre à une sphère de matière solide, et c'est ce dernier point qui a particulièrement attiré l'attention de Perry. La conduction de la chaleur dans les solides est régie, on l'a dit, par l'équation de la chaleur mise à jour par Joseph Fourier. Hors, à l'époque dont nous parlons, nous ne savons absolument pas de quoi la Terre est faite dans ses profondeurs. On peut ceci dit déjà soupçonner que les conditions auxquelles est soumise la matière sont sans commune mesure, en terme de température mais surtout de pression, avec ce que nous connaissons en surface. Perry va alors étudier un autre modèle, tout aussi simplifié que celui de Kelvin, dans lequel la Terre est, à partir de certaines profondeurs, liquide. Les échanges de chaleur dans les liquides ne sont pas régis par les mêmes équations, et cela change beaucoup le résultat des estimations. Dans ses calculs, Perry est à même de montrer que des temps beaucoup plus longs, jusqu'à plusieurs milliards d'années, peuvent s'appliquer à une Terre se refroidissant, solide en surface et liquide dans ses profondeurs.


Un point est crucial : le modèle de Perry n'est pas plus fondé que celui de Kelvin, mais il ne l'est pas moins non plus. Dans d'impossibilité qu'il y avait alors de trancher entre une Terre solide ou liquide dans ses profondeurs, Perry montrait au moins une chose : il était possible que la Terre soit d'une constitution physique telle que son refroidissement puisse effectivement s'étendre sur des durées beaucoup plus longues que celles estimées par Kelvin. Il était donc possible de réconcilier la physique avec la biologie et la géologie sur la question de l'âge de la Terre. Et de fait, on découvrira quelques décennies plus tard que la Terre est liquide sur une bonne portion sous sa surface.

La radioactivité : l'énergie se repense et le temps se mesure

Une découverte totalement inattendue va bouleverser les sciences physiques, impactant par la suite de nombreuses autres disciplines et ayant deux effets majeurs sur le calcul de l'âge de la Terre. Il s'agit de la radioactivité mise à jour par Henri Becquerel à l'extrême limite du dix-neuvième siècle. Tout d'abord, cette découverte conduisit les scientifiques à repenser les échanges de chaleur. Passée la première surprise, il fut constaté que la radioactivité est partout à l'oeuvre et est le moteur de forts échanges énergétiques jusqu'alors inconnus. La chaleur de la Terre ne provient en fait pas uniquement de sa haute température au moment de sa formation mais pour moitié de la désintégration d'éléments radioactifs tout au long de son histoire. Nous n'avons pas détaillé comment Kelvin avait étudié ce problème, mais c'est une raison relativement comparable qui réfute ses estimations sur l'âge du Soleil avec Helmholtz. C'est cette fois la fusion nucléaire qui permet à notre étoile de rayonner sur des durées bien plus grandes que ce que Kelvin pouvait concevoir par la thermodynamique.

La radioactivité a une autre vertu permettant de trancher sur l'âge de la Terre. Certains scientifiques comprennent assez vite que les lois de la désintégration des éléments radioactifs présents dans la matière leur permettent notamment de dater des roches. En effet, la proportion de certains éléments radioactifs par rapport à leurs isotopes plus stables dans un échantillon se relie à son âge par la loi de désintégration radioactive. Il est donc en principe possible d'estimer l'âge d'une roche par l'analyse chimique de ses composants radioactifs. Appliqué aux roches terrestres, ceci a permis de montrer qu'on devait compter en milliard d'années l'âge de notre planète, pour cette simple raison qu'elle contient des roches atteignant ces âges vénérables et dont on peut attester qu'elles sont là depuis leur formation.


Epilogue

Kelvin avait-il tord ?

En somme, Kelvin s'est "trompé". Il a proposé une estimation solidement fondée sur ce que physique et mathématiques de son temps pouvaient proposer de plus abouti, et cette estimation s'est révélée fausse. Absolument fausse : il fallait multiplier la conclusion de sa dernière estimation, à 20 millions d'années, par plus de 200 pour avoir l'âge de la Terre telle qu'on l'estime de nos jours, à plus de 4 milliard d'années. Et il n'y a aucun doute que Lord Kelvin se rangerait à cette conclusion s'il revenait parmi nous après avoir pris connaissance des progrès effectués depuis ses propres contributions.


Lyell et Darwin avaient-ils raison ?

Peut-on dire pour autant que Lyell et Darwin ont remporté la bataille ? Ce n'est sans doute pas une bonne façon de voir les choses. Tout d'abord, les raisons profondes de "l'erreur" de Kelvin, l'ignorance de la radioactivité et de la nature liquide de la Terre en profondeur, étaient absolument inconnues tant de Lyell que de Darwin. En outre, les théories de Darwin, comme celles de Lyell, ont elles-mêmes été profondément remises en cause depuis leur époque. Darwin imaginait ainsi une vie qui évoluait lentement, par étape, sans sauts brusques. Nous avons maintenant une vision de l'évolution du vivant plus subtile que ce qu'imaginait Darwin, faite notamment de catastrophes et de ruptures, les périodes d'extinctions massives étant suivies d'explosions de la biodiversité, en contradiction même avec les conceptions darwiniennes. Lyell avait une approche similaire de l'histoire de la Terre, faite de changements infimes qui, accumulés, ont façonné le monde qui nous entoure. Lui aussi n'a pu anticiper des phénomènes qui apparaissent aujourd'hui fondamentaux comme la tectonique des plaques, à même de faire émerger des montagnes, et mesurait mal l'impact de phénomènes ponctuels aux effets considérables sur l'histoire de la Terre.

Lyell et Darwin avaient raison de concevoir que les observations géologiques et biologiques nécessitaient des temps bien au-delà de quelques millions d'années, mais imaginaient alors un monde plus simple, qu'ils percevaient pourtant déjà avec un remarquable degré de finesse, qu'il ne l'a été au cours de sa longue histoire. Ils n'ont pas anticipé en quoi des changements abruptes et imprévisibles étaient aussi des catalyseurs affectant considérablement l'histoire de la Terre et de la vie dans leurs marches vers plus de complexité.


Kelvin, quant à lui, avait en un sens raison d'attribuer un poids si fondamental aux lois physiques sur lesquelles il fondait ses estimations : les lois de la thermodynamique n'ont pas été réellement remises en question depuis. Ceci dit, il n'a pas cru en la pertinence des conceptions de Perry sur une Terre liquide en profondeur. Et il n'a bien sûr pas prévu la découverte de la radioactivité avec les conséquences que l'on a vues. Les générations suivantes ont pu questionner les travaux de Darwin, Lyell et Kelvin, mais elles furent également redevables à ces esprits féconds d'avoir si clairement imaginé, éprouvé et exposé les fondations encore vivantes sur lesquelles reposaient leurs conclusions désormais

désuètes.

Aujourd'hui, nous avons une idée considérablement plus précise de l'histoire de notre planète et de quoi sont faites ses entrailles. Les conclusions actuelles reposent sur des fondations extrêmement robustes qui sont la synthèse d'un faisceau dense d'observations immensément plus nombreuses qu'au temps de Darwin et Kelvin. Selon les estimations les plus récentes, la Terre a 4,54 milliards d'années, avec une marge d'erreur de 1%. Le scientifique derrière la première estimation faisant consensus, Clair Patterson, a proposé une valeur très proche dès 1953, par la datation des roches à partir de leur radioactivité. Mais ceci est une autre histoire.


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Texte édité par Laurène. L'image de la Terre a été prise par l'instrument EPIC du satellite DSCOVR.


Quelques sources pour approfondir


L'inspiration de cet article vient du livre fascinant de Bill Bryson, Une histoire de tout, ou presque..., qui raconte avec un style plein d'humour et d'intelligence la façon dont nos connaissances du monde se sont construites. Une part non négligeable est consacrée à la géologie et la biologie et il y esquisse notamment la controverse sur l'âge de la Terre au dix-neuvième siècle. Les portraits des acteurs de toutes ces histoires sont souvent truculents.


L'article de Kelvin de 1862 mettant le feu au poudre, On the secular cooling of the Earth, publié dans les Transactions of the Royal Society of Edinburgh, est disponible ici.


Jean-Claude Ameisen, dans l'émission Sur les épaules de Darwin, a consacré trois très belles émissions, comme toujours pleines de poésie, à l'âge de la Terre : ici, ici et . On trouvera là notamment de nombreuses sources complémentaires sur la question.


L'estimation de l'âge de la Terre à partir de la lecture de l'ancien testament a donné lieu à la chronologie d'Ussher, estimant l'année de la création à 4004 avant Jésus Christ.


David Louapre, de Science Etonnante, présente la compréhension actuelle que nous avons de la structure interne de la Terre dans sa vidéo Voyage au centre de la Terre.


Sur la chaîne YouTube J'm'énerve pas, j'explique, une vidéo magnifique relate l'histoire complète de l'estimation de l'âge de la Terre depuis l'Antiquité : Quel est l'Âge de la Terre ? #02 Science.


L'évaluation précise de l'âge de la Terre par Clair Patterson est très bien racontée dans l'épisode 7 de la série-documentaire Cosmos : Une odyssée à travers l'univers, intitulé Au commencement et présenté par Neil deGrass Tyson.


Le physicien Hubert Krivine raconte l'histoire de l'âge de la Terre dans cet article. Il approfondit quelques points cruciaux de l'histoire que nous avons racontée, notamment sur l'équation de la chaleur, la loi de désintégration radioactive, et les contributions de Perry et son modèle de "Terre liquide". Une conférence en ligne peut se trouver ici.


Le mathématicien Cédric Villani a lui aussi donné une conférence foisonnante sur ce même sujet.

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