Le jeu de go : son esprit, son histoire, sa pratique
Dernière mise à jour : 14 juin 2020
Texte de Thomas D.

Pourquoi le jeu de go est-il aussi fascinant ?
Au jeu de go, deux joueurs s’affrontent sur un plateau quadrillé appelé goban, initialement vide. L’un des joueurs prend les pierres noires, l’autre les blanches, et les joueurs jouent à tour de rôle une pierre sur une intersection vide du goban (Noir commence). Des principes très simples régissent la capture de pierres adverses et le but du jeu est d’encercler une zone (appelée territoire) plus grande que son adversaire. Les règles du go sont d’une simplicité enfantine. Un débutant complet peut les apprendre et être en mesure de jouer une partie en 2 minutes - du moins, une version simplifiée du jeu comme l’atari-go. Pourtant, des générations de joueurs continuent de se passionner pour ce jeu multimillénaire : le go compte aujourd’hui plus de 100 millions de joueurs réguliers, principalement concentrés dans les trois grands pays du go, la Chine, la Corée du Sud et le Japon. Mais enfin, ces gens n’ont-ils rien de mieux à faire que de poser des pierres noires et blanches sur un plateau ? Après (probablement) 3000 ans de pratique continue avec des règles inchangées (à quelques points techniques négligeables près), ce qui constitue au passage un record, l’humanité n’a-t-elle pas fait le tour de la question ?
C’est précisément cela qui rend ce jeu unique à mes yeux : ce mélange de simplicité mais pourtant de profondeur extrême, qui fait que l’humanité, aussi longtemps qu’elle survivra, continuera très certainement à s’intéresser au go "originel", sans ressentir le besoin d’en modifier les règles. En ce sens, c’est le jeu de stratégie combinatoire ultime ; il n’a aucun équivalent parmi les jeux de ce type. Si vous pensez que je manque d’impartialité, Edward Lasker, Maître International d’échecs, affirma au sujet du go (citation traduite) : "Alors que les règles baroques du jeu d’échecs auraient uniquement pu être créées par l’homme, les règles du go sont si élégantes, organiques et rigoureusement logiques que, si des formes de vie intelligentes existent quelque part dans l’univers, elles jouent presque certainement au go". Effectivement, les règle du go sont tellement logiques et naturelles qu’elles semblent avoir été découvertes plutôt qu’inventées par l’humanité : elles sont une entité cosmique. La seule règle qui relève de l’arbitraire dans le go, c’est le choix de la taille du plateau : 19x19 intersections pour le go en compétition. Cette taille standard est sans doute le seul point de règle majeur qui est susceptible de changer dans les siècles ou millénaires à venir : tout le reste semble complètement immuable car trop naturel.
Cette sobriété et ce naturel qui se dégagent des règles en dépit de l’incroyable complexité du jeu est indéniablement un élément important qui participe à la fascination qu’éprouvent les joueurs pour le go. Une analogie qui me semble pertinente serait un théorème mathématique dont l’énoncé est très simple, mais dont la preuve est extrêmement difficile. Cela s’applique par exemple au grand théorème de Fermat, conjecturé au 17e siècle, dont l’énoncé est compréhensible par un lycéen, mais qui ne sera démontré que plus de 350 ans plus tard en 1994. Sauf que dans le cas du go, il n’y aura sans doute jamais de "preuve", dont l’analogue serait une stratégie qui permette de gagner systématiquement. Pour justifier cette affirmation péremptoire, songez que sur un plateau de 19x19, il existe de l’ordre de 10^700 parties différentes possibles, soit incommensurablement plus que le nombre de particules dans l’univers. Ainsi, explorer même une infime fraction de l’arbre des possibilités est hors de portée du plus puissant des superordinateurs du futur, ne serait-ce que parce que nos ressources sont limitées. Cette combinatoire astronomique explique en partie pourquoi l’intelligence artificielle a longtemps buté sur le jeu de go, mais pas totalement, comme nous le verrons plus tard.
Un autre élément qui participe à la fascination des joueurs pour le go, du moins de mon point de vue, est le profond ancrage du jeu dans les cultures chinoise, japonaise et coréenne. On peut y voir des signes rien qu’en analysant la philosophie du jeu. En effet, toutes les pierres sont égales au go et il s’agit d’un jeu de partage : le but n’est pas de mettre l'adversaire KO, mais de construire un territoire légèrement plus grand que le sien, fût-ce d’un seul petit point. D’ailleurs, la jalousie y est souvent un défaut fatal : pour devenir un bon joueur, il faut parvenir à accepter que son adversaire obtienne un gain, du moment que l’on obtient un gain légèrement supérieur. Sans juger de leurs qualités respectives, cette philosophie est en totale opposition avec le jeu d’échecs, où chaque pièce a un pouvoir inégal et où le but est de mater le roi adverse. La notion d’équilibre n’y est pas présente, ou alors avec une granularité beaucoup plus grossière : une position d’échecs ne peut mener qu’à trois états différents (défaite, nulle ou victoire). Par opposition, au go, une position est quantifiable par le nombre de points d’écart, bien que ce nombre soit très difficile voire impossible à calculer exactement en pratique. Sans être un expert en philosophies orientales, on peut aisément imaginer que ces dernières soient totalement compatibles avec l’esprit d’équilibre du go, comme l’histoire du jeu le confirme.
De la Chine antique à l’âge d’or japonais
Bien d’autres aspects fascinants du go sont tout simplement liés à son histoire. La première référence écrite au jeu indique qu’il est vieux d’au moins 2500 ans et les historiens estiment qu’il a probablement plus de 3000 ans. En comparaison, les ancêtres du jeu d’échecs sont vieux d’environ 1500 ans et sa forme contemporaine est apparue il y a 500 ans. Sous la dynastie Tang (618-907), le go est l’un des quatre arts que doit maîtriser le savant aristocrate chinois, en plus du guqin (instrument à cordes), de la calligraphie et de la peinture. Pendant plusieurs siècles, le go est un passe-temps prisé par les aristocrates. Mais la communauté qui porte le go en la plus haute estime est celle des moines bouddhistes. Bien que l’invention du jeu soit antérieure à l’apparition du bouddhisme, la compatibilité entre l’esprit du jeu et les principes du bouddhisme fait que les moines s’y adonnent avec beaucoup de sérieux. Une autre explication à cela est que certains moines sont en réalité plus intéressés par le go que par le bouddhisme : en effet, devenir moine est un excellent moyen - sinon le seul - pour les artistes de s'adonner à leur art, quel que soit leur milieu social. Ainsi, ils sont pendant de nombreux siècles les meilleurs experts du jeu et atteignent un excellent niveau. C’est notamment par leur intermédiaire que le jeu s’exporte dans sa seconde patrie, le Japon, autour de l’an 700, où il s’y propage également rapidement dans l’aristocratie, hommes et femmes confondus.
Le go connaît ensuite un essor incroyable à l’époque d’Edo, sous le shogunat Tokugawa (1603-1867) au Japon. Honinbo Sansa, un moine bouddhiste, devient le 1er Meijin Godokoro (ministre du go), titre décerné au meilleur joueur du moment, qui devient le professeur de go du shogun. Le go prend alors une importance considérable et est très prisé par le shogun ainsi que par la noblesse militaire, les samouraïs, en raison de son utilité supposée dans l’art de la guerre. Le shogunat subventionne la création de quatre maisons de go, dont la plus prestigieuse se nomme Honinbo. Ces maisons sont basées sur une hiérarchie filiale très stricte, où le chef de la maison enseigne à ses disciples et désigne son successeur parmi ceux-ci. Les chefs des différentes maisons sont en concurrence pour obtenir le titre de Meijin Godokoro et s’affrontent annuellement lors des prestigieuses parties de château en présence du shogun. Cette émulation donne lieu à un véritable âge d’or du go, où les meilleurs joueurs atteignent un niveau exceptionnel. A titre d’exemple, un recueil de problèmes (exercices d’entrainement, semblables aux problèmes d’échecs dans les journaux) nommé Igo Hatsuyoron (1713), longtemps resté secret au sein de la maison Inoue afin de garder un avantage sur leurs rivaux, est encore aujourd’hui utilisé abondamment comme entraînement pour les joueurs professionnels. D’ailleurs, la solution du problème le plus difficile du recueil - un problème incroyable dont on se demande comment il a pu être créé par un seul homme - est toujours sujette à débat.
Les deux joueurs emblématiques de cette époque, connus respectivement sous le nom de Gosei et Kisei (saints du go), sont Honinbo Dosaku, 4e Meijin Godokoro et Honinbo Shusaku, probablement le joueur de go le plus mythique de l’histoire, qui resta invaincu en partie de château jusqu’à son décès précoce à 33 ans. Leurs parties sont encore largement étudiées aujourd’hui : presque tous les joueurs de go savent instantanément reconnaître le coup le plus célèbre de l’histoire du go joué par Shusaku, le "coup qui fit rougir les oreilles". L’histoire raconte qu’au moment où Shusaku (qui était alors en mauvaise posture) joua ce coup, un médecin qui observait la partie mais qui ne maîtrisait pas le go prédit (avec justesse) que Shusaku allait s’imposer. En effet, le médecin avait observé que ce coup avait fait rougir les oreilles de son adversaire, ce qui indiquait que ce dernier avait été pris au dépourvu. L’histoire du go est pleine d’anecdotes savoureuses de ce type, plus ou moins véridiques et nombreuses sont les parties passées à la postérité sous un nom romancé (dont les traductions sont données à la fin de l'article) : Ear-reddening game donc, mais aussi Rotten axe handle game, Blood vomiting game, Atomic bomb game …
L’importance du go commence à décliner avec la restauration Meiji en 1868 et le système des maisons se termine en 1938 avec la dernière partie de Honinbo Shusai, dernier Meijin et Honinbo. L’histoire de cette partie contre un jeune challenger, jouée sur près de six mois et qui se solde par la défaite symbolique du vieux maître, suivie de sa mort peu de temps après, est relatée dans le livre Le Maître ou le Tournoi de Go du prix Nobel de littérature Yasunari Kawabata. Des diagrammes permettent même de suivre la partie au fil du roman.
Cet âge d’or du go a encore une profonde influence sur le jeu aujourd’hui. L’exemple le plus évident est le système de classement des dan instauré à l’époque d’Edo : un bon joueur amateur est classé 1d (1er dan), et peut monter jusqu'à environ 7d (niveau quasi professionnel). Les joueurs professionnels ont un système de classement séparé de dan professionnel, de 1p à 9p, le plus haut classement dans le go. Plus tard, le système des kyus s'est rajouté pour les joueurs moins avancés, qui descendent d’environ 30k (débutant complet) à 1k, juste avant le passage en dan. Ce système est encore utilisé partout dans le monde et ce sous une forme très archaïque en Asie : la montée en grade est basée sur des critères obscurs, il n’y a aucune possibilité de déclassement en cas de baisse de niveau et aucune uniformité entre les pays. Malgré ces faiblesses évidentes par rapport à un système de classement de type ELO utilisé aux échecs, ce système reflète bien la mentalité japonaise et notamment le respect des aînés : jusqu’à assez récemment, le grade était plus le reflet du nombre de parties jouées (et donc de l’âge) que du niveau véritable, si bien qu’un 9p pouvait aisément être plus faible qu’un 1p. Ce système de classement s’est notamment exporté dans les arts martiaux japonais comme le judo, où le passage de 1k à 1d correspond au passage de la ceinture noire. Une autre influence de l’époque d’Edo sur le go actuel se perçoit dans le nom des plus grands titres japonais actuels : Honinbo, Meijin, Gosei et Kisei. Il est d’ailleurs de coutume encore aujourd’hui de se référer au détenteur de l’un de ces grands titres en ajoutant le nom de son titre à son nom de naissance, comme cela se faisait pour les chefs de maison avec le nom de leur maison.
Histoire moderne
Malgré la perte d’importance du go au Japon, ce dernier continue de dominer la scène mondial du go jusqu’à la fin du 20e siècle. C’est notamment le premier pays à créer une association de joueurs professionnels, la Nihon Ki-in, en 1924. Bien que, ces dernières années, la Chine et la Corée du Sud règnent sans partage sur la scène internationale, la domination japonaise sur le go mondial pendant 400 ans est encore très visible dans le monde du go actuel, notamment à travers une étiquette très codifiée - et très japonaise - qui régule les comportements à adopter lors d’une partie et qui est suivie presque partout dans le monde. Par exemple, les cases du goban ne sont pas carrées mais rectangulaires et la proportion de ces rectangles est codifiée de sorte qu’ils apparaissent carrés par effet de perspective pour les joueurs. Evidemment, le goban doit donc être placé dans le sens de la longueur pour cette raison ; tout joueur régulier vérifie cela presque inconsciemment avant le début d’une partie. Il existe également un rituel appelé nigiri pour tirer au sort les couleurs avant le début de la partie. Le joueur le plus âgé prend une poignée de pierres blanches et l’autre joueur doit deviner si le nombre de pierres dans cette poignée est pair ou impair en plaçant une ou deux pierres noires sur le plateau. S’il devine correctement, ce dernier prend noir, sinon il prend blanc. Ensuite, bien que le plateau soit évidemment symétrique, il est de coutume de jouer son premier coup dans le coin en haut à droite : il est extrêmement rare de voir cette coutume violée et cela est largement perçu comme une provocation. Il est impoli de faire du bruit avec ses pierres et il est de bon ton de ne prendre sa pierre en main qu’une fois que l’on sait où l’on va jouer.
Enfin, comme le go s’est diffusé dans le monde principalement à travers le Japon au milieu du 20e siècle (qui dominait alors encore au niveau mondial), le vocabulaire international du go est entièrement japonais : les phases du jeu sont le fuseki (début de partie), chuban (milieu) et yose (fin), atari signifie qu’un groupe de pierres est menacé d’être capturé au prochain coup (ce terme donnera son nom à la célèbre entreprise de jeux vidéos éponyme, pourtant née aux Etats-Unis), le kosumi est un coup en diagonal, un joseki est une séquence locale équilibrée de coups, un tsumego est un problème de vie et de mort, un tesuji est un coup brillant… Mis à part en Chine et en Corée du Sud (qui ont leur propre vocabulaire), toutes les communautés de joueurs de go au monde connaissent des dizaines de termes japonais et les utilisent en permanence dans leurs conversations go-istiques, qui sont donc parfaitement incompréhensibles pour les non initiés !
Si la majeure partie de ce texte est centrée sur le Japon, un mot tout le même sur les autres grands pays du go, la Chine et la Corée du Sud. Si leur excellence en la matière est beaucoup plus récente - elle ne date que de la fin du 20e siècle -, leur ascension fut météorique. En Chine, le go est revenu en grâce après une période difficile, la Révolution Culturelle, lors de laquelle les passe-temps intellectuels n’étaient pas en odeur de sainteté. Tout part d’une volonté politique de la Chine de redonner ses lettres de noblesse à ce jeu ancestral dans la patrie qui l’a vu naître et qui est un symbole de sa riche et longue histoire culturelle. La Chine se porte alors très rapidement au sommet du go mondial. Elle possède aujourd’hui une densité exceptionnelle de joueurs au plus haut niveau grâce a des écoles de go très efficaces où les enfants s’entrainent très dur dès leur plus jeune âge, souvent au détriment de leur éducation. Etonnamment, un autre pays peut néanmoins se targuer de rivaliser avec la Chine : la Corée du Sud. Cette dernière a dominé le go mondial au début des années 2000 et possède encore les deux meilleurs joueurs du monde actuels selon certains classements officieux. Cela s’explique évidemment par un système de formation très efficace, mais aussi par la popularité incroyable du jeu, qui est joué régulièrement par entre 5% et 10% de la population. Dans ces deux pays, la densité de joueurs est telle par rapport au quota restreint de nouveaux professionnels que beaucoup de très bons joueurs de niveau professionnel ne parviennent jamais à le devenir.
Le go européen : expérience personnelle
En ce qui concerne le reste du monde, il existe un véritable gouffre par rapport aux trois pays du go. Le go ne s’est exporté que très tardivement en occident : par exemple, une association française de go n’existe que depuis 1970. Et si des fédérations professionnelles sont récemment apparues en Amérique du Nord et en Europe, elles ne doivent leur existence qu’à un appui financier de la Chine et il n’existe pas de structure de formation pour les jeunes aspirants professionnels. Ainsi, battre l’un des milliers de joueurs professionnels d’un des trois pays du go constitue une réelle performance pour un ressortissant de n’importe quel autre pays du monde. Sans parler de battre les meilleurs, ce qui est quasiment sans précédent. Encore aujourd’hui, une grande partie des meilleurs joueurs et professeurs de go vivant en occident sont des ressortissants asiatiques, dont certains ont échoué à passer professionnels dans leurs pays.
Pour illustrer le monde du go occidental, je vais parler de mon expérience personnelle, en tant que membre de l’élite du go européen. J’ai découvert le go à l’âge de 7 ans par hasard et j’ai rapidement développé une passion dévorante pour le jeu. J’ai eu la chance d’être très bien entouré tout au long de ma formation, dès mes débuts au club de Strasbourg où j’ai eu comme entraîneur Antoine Fenech, multiple champion d’Europe dans les catégories jeunes. De plus, la France a la chance d’accueillir de forts joueurs d’origine asiatique (notamment Fan Hui, dont on reparlera plus tard), qui ont également été mes formateurs lors de divers stages. Enfin, mes parents m’ont également toujours énormément soutenu dans ma passion, m’accompagnant à de nombreux tournois et finançant des leçons par internet avec Guo Juan, une professionnelle chinoise devenue professeure de go et vivant en Europe. Dans de telles conditions - parmi les meilleurs possibles en occident -, j’ai rapidement atteint le sommet du go Français en devenant champion de France à 17 ans, titre que j’ai conservé quatre années consécutives. Peu de temps après, je comptais parmi les meilleurs joueurs européens, en étant notamment plusieurs fois demi-finaliste des championnats d’Europe.
Le go prenait alors - et prend toujours, mais dans une moindre mesure - une place énorme dans ma vie. Mon adolescence assez atypique a été rythmée par des voyages dans des tournois aux quatre coins de la France et de l’Europe : j’ai à ce jour joué près de 150 tournois européens sur les 15 dernières années. Ces expériences en tournoi m’ont transmis beaucoup de leçons de vie : j’ai appris assez jeune à être indépendant et à me déplacer seul à des tournois. J’ai appris à accepter la défaite, qui m’était insupportable plus jeune : je pleurais alors très souvent après une défaite en tournoi. J’ai développé une forte capacité de concentration et d’endurance mentale, puisque certaines parties de tournoi peuvent durer plus de six heures consécutives de réflexion intense. J’ai également appris à gérer mon stress et la pression, ou du moins à vivre avec. En effet, il n’est anodin pour personne de jouer des parties importantes comme une finale de championnat de France ou une demi finale de championnat d’Europe. Cependant, contrairement à beaucoup de forts joueurs européens dont l’activité principale est le go, l’enjeu financier n’est jamais entré en ligne de compte pour moi - je n’ai jamais considéré le go comme une source de revenu, même s’il l’a souvent été. Cet état d’esprit est très important pour moi : je joue au go purement par plaisir et par goût pour la compétition et je perdrais certainement ce plaisir (au moins partiellement) si j’en faisais mon métier. Mais la chose principale que m’a apportée le go est la rencontre avec quantité de joueurs et joueuses de tous les pays et de tous horizons sociaux, dont beaucoup comptent parmi mes amitiés les plus longues et les plus chères. Du fait de son nombre de joueurs relativement restreint (un peu plus de 6000 joueurs de compétition en Europe) et de l’enjeu financier encore assez faible, le go occidental conserve un esprit "familial". En effet, nous croisons très souvent les mêmes joueurs dans les tournois et la camaraderie y prime souvent sur la compétition, y compris parmi la plupart des joueurs de l’élite européenne, dont beaucoup sont d’excellents amis. Les tournois consistent généralement à s’affronter durant la journée et à se retrouver tous ensemble autour d’un verre le soir, souvent pour analyser les parties jouées plus tôt afin de tenter de trouver à quels moments chaque joueur aurait pu jouer de meilleurs coups.
Une autre chance extraordinaire que m’a donnée le go est la possibilité d’effectuer une dizaine de voyages en Asie, que ce soit pour des tournois ou des stages. Ces derniers étaient pour la plupart entièrement financés par le pays d’accueil. En effet, si le go asiatique a une vraie visibilité auprès du grand public et brasse des sommes d’argent considérables, le go occidental reste assez confidentiel et son développement est dépendant de financements asiatiques. Un voyage en particulier, mon premier en Asie, m’a profondément marqué : un stage au Japon de dix jours alors que j’avais 10 ans. A cette occasion, j’ai pu jouer contre de nombreux joueurs professionnels et visiter les locaux de la Nihon Ki-in, le temple du go japonais, dont la chambre des profonds mystères où se jouent les finales de grands titres japonais. Je suis alors pour ainsi dire tombé amoureux du Japon et du go japonais, dont l’histoire glorieuse et très riche se ressent encore fortement aujourd’hui, notamment à travers cette étiquette décrite plus haut. Je n’ai jamais eu un tel ressenti lors de mes voyages ultérieurs en Chine ou en Corée du Sud, où l’histoire du go est également très ancienne et qui ont aujourd’hui surpassé le Japon, mais où le poids des traditions m’a semblé bien moindres. Par exemple, le matériel de go traditionnel japonais - notamment les fameux goban sur pieds en kaya, un arbre très cher qui ne se trouve que dans certains parties du Japon - est la référence ultime dans le monde, alors que je ne sais même pas à quoi ressemble le matériel traditionnel de go chinois ou sud-coréen.
Une autre explication à cet engouement pour le Japon - pour moi comme pour beaucoup d’occidentaux - a été la lecture du manga Hikaru No Go, qui raconte les péripéties d’un jeune garçon turbulent possédé par un fantôme obsédé par le go, qui avait précédemment possédé le légendaire Honinbo Shusaku dont j’ai parlé plus haut. Ce manga, très ancré dans l’histoire et les traditions du go japonais, a été traduit en anglais et français et a suscité un engouement énorme pour le go en occident auprès des jeunes japonophiles : on parle de la "vague Hikaru". Ces voyages, en plus de leurs bénéfices go-istiques et touristiques, ont également souvent été l’occasion de sacrées piqures d’humilité. En effet, même les meilleurs joueurs occidentaux ne sont rien de spécial en Asie : je peux aisément me faire battre par de nombreux bons joueurs amateurs locaux, ou par des préadolescents qui sont parfois déjà professionnels.
Esthétisme et intelligence artificielle
Un autre élément de fascination - et non des moindre - concerne le rapport du go à l’intelligence artificielle (IA). Longtemps, le go a constitué l’Everest de l’IA : alors que Deep Blue battait le champion du monde d’échecs Kasparov en 1997, une IA ne faisait pas le poids contre n’importe quel joueur en dan au go. Jusqu’en 2015, aucune IA n’avait jamais battu un joueur professionnel sans handicap sur un plateau de 19x19. Si la combinatoire astronomique du jeu explique en partie la difficulté à dompter le go, un autre élément important est l’absence de fonction d’évaluation heuristique fiable. Aux échecs, la valeur des pièces (1 point pour un pion, 3 pour un fou, etc.) et quelques autres principes heuristiques permettent d’avoir une évaluation assez raisonnable de la position. Cette fonction d’évaluation permet d’employer la force brute : il suffit alors d’explorer l’arbre des possibilités pour quelques coups, d’évaluer chacune des positions résultantes, et de choisir la plus favorable. C’est essentiellement cette stratégie, dite du minimax, qui permit à Deep Blue de vaincre Kasparov. Rien de tel au go : l’évaluation d’une position est en grande partie subjective et il est très difficile de donner des heuristiques d’évaluation satisfaisantes. S’il est possible d’estimer la taille des territoires de chacun (ce que les joueurs expérimentés font très souvent en cours de partie), certains éléments sont très difficiles à quantifier objectivement, si bien que l’évaluation humaine est toujours partielle et subjective.
Un élément important sur lequel les joueurs basent une partie de leur évaluation est la notion esthétique de forme, qui désigne la relation entre les pierres. Certaines formes locales sont considérées comme bonnes lorsque toutes les pierres qui la composent "travaillent" efficacement. A l’inverse, tout joueur qui débute apprend rapidement que certaines mauvaises formes sont à proscrire absolument. C’est une notion particulièrement importante au Japon, où l’esthétique liée au go est très importante. Même au plus haut niveau professionnel, un stéréotype commun (un peu caricatural, mais pas complètement) est que les Japonais rechignent parfois indûment à jouer des formes considérées comme mauvaises. A l’inverse, les Coréens et Chinois, plus pragmatiques, y sont beaucoup moins réticents. Ce stéréotype n’est que renforcé par le glissement inexorable du Japon ces dernières années au profit de ses deux concurrents sur la scène mondiale. Cette part importante de l’esthétisme dans le go explique d’ailleurs en partie pourquoi en Asie, il n’est absolument pas considéré comme un jeu réservé aux esprits cartésiens, comme peuvent l’être les échecs en occident : il est également très prisé par les esprits artistiques. Ainsi, pour évaluer une position, les joueurs de go basent leur jugement en grande partie sur leur intuition (souvent guidée par l’esthétisme), leur expérience, ou sur un argument d’autorité : les maîtres estiment qu’une telle situation est défavorable pour tel joueur. Autant de notions qui semblent difficiles à communiquer à une machine, si bien que les experts en IA estimaient encore avant 2015 que des IA surhumaines au go n’apparaitraient pas avant au moins une dizaine d’années.
Avénement d’AlphaGo et perspectives futures
L’entrée fracassante d’AlphaGo, l’IA développée par l’entreprise DeepMind, sur la scène du go en 2015, a complètement chamboulé cette conception. Sa progression fut fulgurante : sa première émanation vainquit Fan Hui, joueur professionnel Chinois vivant en France, en 2015. Si cette performance était déjà un énorme exploit, c’est un véritable séisme qui se produit en 2016 lorsqu’une version plus évoluée fit tomber le Sud-Coréen Lee Sedol, le joueur le plus emblématique de la décennie, par 4 victoires à 1. Ce match eut un retentissement médiatique bien au delà du monde du go ; un documentaire retraçant l’événement a même été réalisé et distribué sur la plateforme Netflix. Enfin, une version plus aboutie nommée AlphaGo Master balaya le Chinois Ke Jie, le meilleur joueur du moment, en 2017, mettant fin à tout débat. En utilisant l’apprentissage profond, AlphaGo réussit à construire une fonction d’évaluation très performante, ce qui manquait cruellement aux IA jusqu’ici. Ce choix semble rétrospectivement très sensé : puisque les meilleurs humains eux-même ne sont pas capables de donner des heuristiques fiables pour évaluer une position, pourquoi ne pas en obtenir à travers une "boîte noire" (sous la forme d’un algorithme d’apprentissage profond) ?
Cette apparition météorique a chamboulé le monde du go, qui est encore en train de s’y adapter. Jusqu’à présent, l’humanité ne basait son jugement que sur son expérience patiemment accumulée au fil des siècles pour évaluer une position. L’arrivée d’une IA surhumaine fit voler une partie de ce savoir en éclat : elle affirma sans vergogne que la plupart des joseki humains, des séquences de coups considérées comme équilibrées, étaient en réalité favorables à l’un des joueurs. A l’inverse, d’autres coups jusqu’à présent considérés comme mauvais par les humains se sont avérés être bons. Certains principes humains plus généraux ont également été remis en doute, même si beaucoup ont à l’inverse été confirmés. L’humanité est toujours en phase d’exploration. Elle doit encore faire le tri entre les leçons bénéfiques qu’elle peut tirer de l’IA et celles qui sont potentiellement nocives. En effet, ne vaut-il pas mieux jouer un coup peut-être légèrement sous-optimal, mais dont je comprends l’idée sous-jacente, que le meilleur coup possible dont je ne saurai pas tirer le meilleur parti plus tard ? Le monde des échecs est en avance sur le go sur cet aspect, du fait d’une plus longue expérience avec les IA surhumaines : les meilleurs joueurs font la distinction entre un avantage pratique (dont un humain peut tirer profit) et un avantage théorique (inexploitable pour un humain) donné par une IA. Mais si tout joueur du go est forcément au moins partiellement triste que son jeu fétiche ne résiste plus aux IA, la période actuelle est également assurément très excitante, avec l’apparition de quantité d’idées nouvelles.
Pour conclure, un autre motif d’excitation concernant les IA est la possible détermination d’une valeur équitable du komi. Le komi est la compensation en nombre de points offerte au joueur blanc en échange de l’avantage de jouer en premier pour noir. C’est une innovation très récente à l’échelle du jeu, puisque le komi est seulement apparu dans les années 1930 au Japon avec une valeur originelle autour de 3 points. Il s’agit d’ailleurs du changement de règle le plus important depuis la création du jeu, bien qu’il ne change pas les règles de déroulement de la partie. Actuellement, la valeur du komi standard, qui est basée sur l’expérience humaine, est de 6,5 points : il a une valeur demi-entière pour empêcher toute égalité. Cependant, les IA actuelles indiquent que cette valeur de 6,5 points semble légèrement trop élevée : en effet, blanc est donné gagnant à environ 57% avant même le début de la partie. Les IA seront donc vraisemblablement d’une grande aide dans un futur proche pour la détermination d’un komi équitable. Il y aurait alors une certaine beauté à jouer à un jeu dont on sait que chaque partie est équilibrée - fait rare pour un jeu de ce type, où le fait de commencer induit souvent un déséquilibre -, mais qui ne sera jamais résolu.
Remarques
Texte édité par Julien et Laurène. Dessin de couverture par Julien. Merci à Motoki pour le signalement de certaines erreurs et imprécisions historiques.
Pour faciliter la lecture du document, le masculin générique est utilisé pour désigner les deux sexes. Il suffit de cliquer sur les images pour accéder à leur source.
La citation originelle de Edward Lasker : "While the baroque rules of chess could only have been created by humans, the rules of go are so elegant, organic, and rigorously logical that if intelligent life forms exist elsewhere in the universe, they almost certainly play go."
Une tentative de traduction des noms de quelques parties célèbres :
Ear-reddening game : la partie des oreilles rouges ;
Rotten axe handle game : la partie du manche de hache pourri ;
Blood vomiting game : la partie à vomir du sang ;
Atomic bomb game : la partie de la bombe atomique.
Pour aller plus loin
- Apprendre et pratiquer le go avec la règle simplifiée dite “règle strasbourgeoise”
- Site de la Fédération Française de Go
- Serveurs pour jouer au go en ligne : KGS, OGS, Pandanet, GoQuest (application iOS et Android)
- Chaîne Youtube (anglophone) sur le go d’une joueuse professionnelle sud-coréenne
- Le premier livre en langue française traitant du go, écrit notamment par l’un des premiers joueurs de go Français, le célèbre écrivain Georges Perec : Petit traité invitant à la découverte de l'art subtil du go de Pierre Lusson, Georges Perec et Jacques Roubaud, éditions Christian Bourgeois, 1969
- Le roman du prix Nobel de littérature Yasunari Kawabata sur la dernière partie de Honinbo Shusai : Le Maître ou le tournoi de go de Yasunari Kawabata, traduit par Sylvie Regnault-Gatier, éditions Le Livre de Poche, 1988
- Le célèbre manga sur le go (23 tomes) : Hikaru no go de Yumi Hotta et Takeshi Obata, éditions Tonkam (traduit en Français), 2003 - 2006
- Vidéos en réaction à l’exploit d’AlphaGo sur des chaînes Youtube francophones de vulgarisation scientifique : Science Etonnante, Science4All