Inversion de sexes au creux des grottes
Dernière mise à jour : 2 janv. 2021
Texte et illustrations par Philippe C.
« C'est un homme avec une femme », dit Ramuz dans une des plus belles scènes de son roman Derborence. Pourtant, rien de moins simple qu'une telle phrase : qu'est-ce qu'être homme, femme, mâle, femelle ? En matière de sexes, les certitudes des biologistes ont été ébranlées en 2014 avec l'annonce de l'existence d'étranges créatures dans certaines grottes du Brésil, étudiées par une équipe composée d'un Suisse (Charles Lienhard), d'un Brésilien (Rodrigo Ferreira) et de deux Japonais (Kazunori Yoshizawa et Yoshitaka Kamimura).

Les psoques et l'auteur
Dans le riche monde des Insectes, l'ordre des Psocoptères (ou psoques, en français) passe souvent inaperçu parmi les géants de la diversité que sont les Coléoptères, les Lépidoptères (papillons), les Diptères (mouches et moustiques) et les Hyménoptères (guêpes, fourmis et abeilles).
Les psoques sont de petits insectes vivant dans la nature et les habitations humaines, que j'ai eu l'occasion d'étudier en Suisse sous la supervision de Charles Lienhard, justement, puis en Nouvelle-Guinée et au Panama. Comme beaucoup de sujets, ils se révèlent passionnants et riches en surprises, en particulier parce qu'on les connaît encore assez peu. Les Psocoptères se nourrissent de moisissures et algues unicellulaires, et leur métamorphose est incomplète : les larves ressemblent aux adultes, en plus petit et sans ailes. Il sont assez abondants sur la végétation arborée, mais passent en général inaperçus.
Les études phylogénétiques récentes ont démontré que les Psocoptères ne sont pas les descendants exclusifs d'un seul et même ancêtre commun. En effet, les Phthiraptères (poux mâcheurs et poux piqueurs) en sont issus, ce qui pourrait s'expliquer par la spécialisation de certains psoques à la vie dans des nids d'oiseaux et de rongeurs, d'où ils auraient adopté ensuite un mode de vie parasite.
Survivants du Mésozoïque
Une certaine famille de Psocoptères est connue depuis longtemps pour ses particularités. Elle vit principalement dans les grottes, est d'une taille supérieure à celle de la plupart des psoques, et présente des caractères considérés comme primitifs. Le genre type de cette famille s'appelle Prionoglaris, et la famille en a tiré son nom : les Prionoglarididae.
Jusqu'au début de ce siècle, on ne connaissait que deux genres de Prionoglarididae, l'un en Europe et l'autre en Amérique du Nord. Récemment, toutefois, des spécimens venant de grottes du monde entier ont permis à Charles Lienhard de décrire 14 nouvelles espèces appartenant à cinq nouveaux genres, et provenant de pays aussi éloignés les uns des autres que la Namibie, la Thaïlande, le Brésil et le Venezuela (1).

Une telle répartition indique que les Prionoglaridae sont une lignées très ancienne, dont la survie a été rendue possible jusqu'à nos jours par la stabilité du milieu cavernicole. En particulier, le genre Palaeosiamoglaris, qui a été trouvé récemment à l'état fossile dans de l'ambre du Crétacé de Birmanie, ressemble beaucoup au Siamoglaris qui vit aujourd'hui en Thaïlande. On ne serait pas autrement surpris de trouver les membres de ces deux genres vivant côte-à-côte, alors qu'en réalité ces espèces sont séparées par cent millions d'années. Une telle ressemblance entre espèces sur de telles durées est plutôt rare dans l’évolution du vivant, ce qui vaut en général aux espèces actuelles d'être qualifiées de « fossiles vivants ».
Aussi palpitantes soient-elles, ces découvertes seraient restées confinées au petit milieu des psocidologistes (les spécialistes des psoques), sans les extravagances du genre Neotrogla.
Le genre Neotrogla
Peu après la surprise que constitua la découverte de Prionoglarididae en Afrique, je me souviens d'avoir été parmi les premiers à apprendre qu'un spécimen d'une grotte du Brésil appartenait aussi à cette famille. Il y en avait donc de l'autre côté de l'Atlantique ! Cet océan n'existant « que » depuis le Crétacé Inférieur (il y a environ 110 millions d'années), nos insectes étaient donc vraisemblablement présents dans cette région (le Gondwana occidental) avant le début de son ouverture (2). D'autres spécimens suivirent, et motivèrent la description du genre Neotrogla, avec le préfixe « neo » pour « Nouveau-Monde ».
Charles me fit aussi part de la bizarrerie des organes génitaux de ces insectes : les mâles avaient un pénis fortement réduit, alors que les femelles avaient un organe proéminent au niveau de leur orifice génital, ce qui est totalement inhabituel chez les Psocoptères. Ne connaissant guère l'anatomie de cette famille, je n'avais alors eu aucun pressentiment de la portée de cette découverte.
Les trois premières espèces de Neotrogla furent décrites en 2010 (une quatrième a suivi en 2013), avec la mention que l'organe femelle proéminent nommé « gynosome » était vraisemblablement introduit pendant l'accouplement dans la cavité membraneuse que les mâles de ces espèces ont à l'arrière de l'abdomen.
Restait à observer de réels accouplements, ce qui fut fait lors d'une étude avec les chercheurs Ferreira, Yoshizawa et Kamimura. Dans leur publication de 2014 (3), le gynosome fut rebaptisé «pénis» : c’est ainsi le seul cas connu chez des femelles du règne animal. On y apprenait aussi que l'accouplement des Neotrogla, remarquablement long, dure entre 40 et 70 heures.

Tous les ingrédients étaient donc réunis pour un succès planétaire, ce qui ne manqua pas. Qu'on en juge plutôt :
« In This Bug Species, the Females Wear the Penises » (NBC News, 17 avril 2014)
« Female insect uses spiky penis to take charge » (Nature News, 17 avril 2014)
« Females Sport Penises in Genital-Swapped Insects » (Science, 17 avril 2014)
« In This Insect, Females Have Penises And Males Have Vaginas » (National Geographic, 17 avril 2014)
« Gender-bending cave insects found in Brazil » (NewScientist, 17 avril 2014)
« Brazilian insects with reversed sexual organs have sex for 70 hours, scientists learn » (The Telegraph, 17 avril 2014)
« Cet insecte chez qui la femelle a un pénis et le mâle, un vagin » (Le Monde, 18 avril 2014)
« Female 'Penis' Found on Brazilian Cave Insects » (Time, 18 avril 2014)
« Há insectos em que ela tem um pénis e ele tem uma vagina » (Público, 18 avril 2014)
« Inseto fêmea encontrado no Brasil tem pênis e penetra macho » (BBC Brazil, 18 avril 2014)
« Inversion sexuelle chez des insectes brésiliens » (Le Temps, 18 avril 2014)
« Cet insecte dont la femelle a un pénis et le mâle un vagin » (Le Point, 18 avril 2014)
« Une découverte d'insecte surprenante: la femelle a un "pénis", le mâle un "vagin" » (Huffington Post, 18 avril 2014)
« Sex mal anders: Bei bestimmten Läusen haben die Mädels den Penis » (Die Zeit, 18 avril 2014)
« Meet the female insect with giant PENIS whose steamy sex sessions last 70 HOURS » (The Daily Mirror, 18 avril 2014)
« Самки и самцы насекомых рода Neotrogla поменялись ролями при спаривании » (Научная Россия, 18 avril 2014)
« Cuando la hembra tiene el pene » (ABC, 18 avril 2014)
« El sorprendente insecto hembra que tiene pene » (BBC Mundo, 19 avril 2014)
« For These Females, No Such Thing as Penis Envy » (New York Times, 21 avril 2014)
« Descubren en Brasil un grupo de insectos con órganos genitales inversos » (La Vanguardia, 22 avril 2014)
« Sex changed in Brazilian insect » (Nature, 23 avril 2014)
Les Neotrogla furent ensuite à l'honneur de l'IgNobel 2017 (mention « biologie »), un prix scientifique à connotation humoristique, dont l'ambition tout à fait sérieuse est d'informer et de faire réfléchir le public. Le prix fut décerné aux quatre chercheurs au motif suivant : « Pour la découverte d'un pénis femelle, et d'un vagin mâle, chez un insecte cavernicole » (4), ce qui fit s'esclaffer joyeusement toute l'assistance.
Dans leur discours d'acceptation (enregistré en vidéo du fond d'une grotte), les récipiendaires n'ont pas manqué de remarquer qu'en redéfinissant le sens du mot « pénis », ils avaient rendu des millions de dictionnaires obsolètes de par le monde...
Qu'est-ce qu'un pénis, qu'est-ce qu'un mâle, qu'est-ce qu'une femelle ?
Les Neotrogla nous interrogent sur le rôle et l'utilité des sexes. Et notamment, pourquoi cette inversion est apparue chez cette espèce ?
Rappelons que, dans le monde vivant, les mâles sont caractérisés par leurs petits gamètes mobiles (les spermatozoïdes), produits en grand nombre et pauvres en matière nutritive. Par contraste, les gamètes femelles (les ovules) sont plus gros et contiennent les réserves nécessaires au développement de l'embryon.
En cas de fécondation externe, ovules et spermatozoïdes sont libérés de manière à pouvoir se rencontrer. La fécondation interne exige quant à elle que les spermatozoïdes soient acheminés jusqu'aux ovules, lesquels se trouvent dans le corps de la femelle. Chez Neotrogla, au contraire, c'est la femelle qui s'introduit chez le mâle, et le sperme est pompé par le mâle à travers le pénis féminin afin d'être stocké dans un organe spécialisé situé dans l'abdomen de la femelle, la spermathèque. Dans ce cas le pénis n'est plus un organe mâle, mais il garde sa fonction classique d'organe servant au transport du sperme d'un sexe à l'autre.
On ne peut que conjecturer l'utilité d'un tel dispositif ; il pourrait avoir émergé en raison de la rareté des ressources dans le milieu cavernicole, et l'importance pour la femelle d'utiliser le sperme aussi comme une réserve de nutriments. Comme les prédateurs sont rares dans les grottes, l'accouplement peut durer très longtemps sans mettre en péril la vie des protagonistes (5). L'inversion du rôle des sexes chez les Neotrogla pourrait alors s'expliquer par cet apport nutritif donné aux femelles : alors qu'en général les mâles sont en compétition entre eux pour l'accès aux femelles, ici ce seraient les femelles qui se disputeraient cette ressource.
L'hypothèse d'une utilisation du sperme comme ressource alimentaire a été corroborée récemment par la découverte chez les Neotrogla d'un mécanisme insoupçonné (6). Grâce à une soupape de déviation microscopique, contrôlée par un faisceau de muscles, la femelle peut choisir de quel côté de la spermathèque elle stocke le sperme qu'elle est en train de recevoir du mâle, au cours de l'accouplement. Cela lui permettrait de recevoir à la suite deux inséminations et de les emmagasiner chacune d'un côté, ce que ne peuvent pas faire les femelles des autres familles. Il s'agit d'ailleurs de la seule vanne de déviation connue en biologie !
Nul doute que ces insectes réservent encore de nombreuses surprises aux entomologistes qui les étudient. Dans tous les cas, puissent-ils être une invitation de plus à nous intéresser aux créatures qui nous entourent, et de partir du principe que l'autre, aussi petit soit-il, peut toujours nous apprendre quelque chose !
Et peut-être que les Neotrogla eux mêmes s'étonneront un jour de ces grand bipèdes qui les étudient, et chez qui c'est le mâle qui a un pénis...
Remerciements
Ce texte a bénéficié de la relecture exceptionnelle de Charles Lienhard, ainsi que des conseils de Laurène et de Julien.
Références
(1) Lienhard, C. (2020) Stories Behind Names – The Insect Family Prionoglarididae (Psocodea: ‘Psocoptera’). Psocid News, 22 : 3-15.
(2) Yoshizawa, K., Lienhard, C., Yao, I. & Ferreira, R. L. (2019). Cave insects with sex-reversed genitalia had their most recent common ancestor in West Gondwana (Psocodea: Prionoglarididae: Speleketorinae). Entomological Science 22: 334-338.
(3) Yoshizawa, K., Ferreira, R. L., Kamimura, Y. & Lienhard, C. (2014). Female Penis, Male Vagina, and Their Correlated Evolution in a Cave Insect. Current Biology 24 : 1006–1010.
(4) La cérémonie du Prix Ig Nobel.
(5) Yoshizawa, K., Ferreira R. L., Lienhard, C. & Kamimura. Y. (2019). Why did a female penis evolve in a small group of cave insects? BioEssays 2019, 41, 1900005.
(6) Yoshizawa, K., Kamimura, Y., Lienhard, C., Ferreira, R. L. & Blanke, A. (2018). A biological switching valve evolved in the female of a sex-role reversed cave insect to receive multiple seminal packages. eLife 7:e39563.