L’aspiration aux études au XIXe siècle : cherchez les femmes
Dernière mise à jour : 10 oct. 2021
Par Rebecca Rogers
Eté 2020. En rangeant des papiers dans ma maison familiale, je tombe sur de vieux documents dans un tiroir. En les déroulant, je découvre un ensemble de diplômes et de brevets témoignant d’une passion pour l’éducation et les études chez mes ancêtres français. Le document qui me frappe le plus, car le plus grand, le plus ancien et le plus joli esthétiquement, concerne mon arrière-grand-père, Séverin Montégut, l’instituteur du village d’Estampes dans le Gers au début du XXe siècle. Cet « hussard noir » de la République – nom donné aux instituteurs publics chargés de défendre le projet politique de l’école de la Troisième République – m’est bien connu par la légende qui est encore attachée à son nom dans le village. Il avait la charge, suite aux lois Ferry des années 1880, d’intégrer les petits gascons dans la Nation française, leur apprendre le français, les valeurs de laïcité, et celle d’une école chargée d’offrir une instruction gratuite et obligatoire à l’ensemble des Français. Je découvre avec ce document qu’il offrait aussi des cours d’adultes, comme beaucoup d’instituteurs de la période, conscient de l’analphabétisme des parents de ses élèves. Je partage la photographie avec ma famille, séduite par l’iconographie, la présence de femmes et d’hommes et la représentation très idéalisée de l’éducation comme trait d’union entre classes sociales et entre générations.

Les autres documents, plus sobres, retiennent moins mon attention à l’époque, il s’agit d’un type de diplômes que j’ai souvent vu : le certificat d’études primaires de ma grand-mère, son certificat d’études secondaires, deux brevets de capacité pour l’enseignement primaire (élémentaire et supérieur) et enfin son diplôme de fin d’études secondaire au lycée d’Agen, datant de 1911.

Eté 2021. Je ressors l’ensemble de vieux parchemins avec un autre regard. Il capture en effet à merveille l’un des fils conducteurs de ma vie de chercheuse depuis maintenant quarante ans : la manière dont les filles se sont emparées de l’école pour poursuivre des rêves d’indépendance, pour s’approprier le savoir, pour se projeter dans un avenir autre que familial. Ce n’est pas courant pour une jeune fille de milieu rural au début du XXe siècle de poursuivre des études dans le secondaire et d’imaginer qu’elle en fera quelque chose, comme l’a fait ma grand-mère. Après un passage à l’université de Bordeaux, exceptionnel lui aussi pour la période – les étudiantes représentent seulement 12,6% du total en 1910 –, elle commence une carrière comme professeur au lycée de Roubaix pour terminer directrice de la maison française à Oberlin, petite université du Mid-West aux États-Unis où elle trouvera asile après l’épreuve de l’émigration en 1941 et le décès de son époux. Cette carrière est hors norme pour la première moitié du XXe siècle, notamment pour une jeune fille de milieu rural, mais elle a été balisée par d’autres femmes du siècle précédent. Ces autres femmes, notamment celles nées au début du XIXe siècle, m’intéressent comme historienne depuis le début de ma thèse sur les maisons d’éducation de la Légion d’honneur.
Comprendre la trajectoire scolaire de ma grand-mère nécessite un retour en arrière, au XIXe siècle, lorsque l’offre scolaire pour les filles augmente. Cette offre est portée aussi bien par des enseignantes religieuses que laïques, mais relativement peu par l’État français. Les maisons d’éducation de la Légion d’honneur, fondées par Napoléon Bonaparte en 1805, sont une exception dans le désintérêt de l’État pour l’éducation des filles avant le milieu de siècle. Mais elles ne concernent que quelques centaines de jeunes filles, des dizaines de milliers sur le siècle. Il faut attendre la loi Falloux en 1850 pour que l’État légifère sur les écoles primaires de filles, indiquant qu’il en faut une pour chaque ville de plus de 800 habitants. Il faut attendre 1879 pour que l’État se détermine à créer des écoles normales de filles pour former des institutrices dans chaque département. Il faut attendre 1880 pour que la loi Camille Sée crée un enseignement secondaire public pour les filles. Ces avancées législatives témoignent d’une prise de conscience progressive de l’importance d’inclure les filles dans l’effort de doter la France d’un système d’enseignement où garçons et filles ont la possibilité de faire des études. Rappelons que l’obligation scolaire jusqu’à 13 ans date des lois Ferry, votée dans les mêmes années que la gratuité des études primaires et la laïcité des programmes (1881 et 1882). Le système envisagé, qui s’installe progressivement, est non-mixte ; il va de soi pour les contemporains que la non-mixité concerne aussi le personnel enseignant – pour les filles, il faut des enseignantes. L’enseignement est alors l’un des rares métiers acceptables pour une femme ayant fait des études car l’objectif d’études féminines reste, dans l’œil du législateur, la formation de bonnes mères et épouses qui sauront donner les premières leçons à leurs enfants.
Mes recherches se sont focalisées sur la période précédant les lois de la Troisième République (1870-1940) et sur les acteurs et actrices qui ont créé des écoles et même tout un réseau privé d’établissements féminins avant que l’État ne s’y intéresse. Pour des raisons liées aux sources disponibles, je me suis intéressée prioritairement aux établissements de type « secondaire », notamment les pensionnats pour demoiselles qui accueillent, souvent en internat, des filles de neuf à seize ans, moyennant finances. Il s’agit, dans l’esprit des contemporains, d’institutions bourgeoises, car on y apprend plus que les rudiments. Les jeunes filles des classes moyennes et aisées sont envoyées aussi bien chez des maîtresses laïques que religieuses pour apprendre ce qu’on appellera progressivement les humanités modernes : l’histoire et la géographie de la France, la littérature française, les éléments des sciences naturelles et physiques, des mathématiques, parfois un peu de cosmographie, les langues vivantes et tout un ensemble d’arts d’agrément (dessin, piano, broderie, etc.). J’ai pu révéler dans mes travaux le nombre et la diversité de ces établissements qui se développent partout en France, plutôt en ville, même s’il existe des établissements en milieu rural, la plupart du temps tenus par des congrégations religieuses.
Contre les idées reçues, mes travaux montrent que la création d’établissements pour les filles des classes moyennes n’est pas que du ressort des congrégations religieuses. Certes, ces congrégations existent, se multiplient et s’affichent au XIXe siècle. À côté de congrégations connues pour leur engagement dans l’instruction des pauvres – les sœurs de Saint-Vincent de Paul ou celles de la Doctrine chrétienne, par exemple – il y a celles qui visent les milieux plus aisés et qui proposent un programme d’enseignement plus approfondi. Les dames du Sacré Cœur, les Ursulines, la congrégation de Notre Dame qui tient le couvent des Oiseaux à Paris, ou les dames de l’Assomption qui ont la réputation d’être des intellectuelles. Parmi les créations du XIXe siècle, la congrégation de Saint-Joseph de Cluny se distingue par sa vocation missionnaire, envoyant des sœurs créer des écoles à l’Île Bourbon (la Réunion), dans les Antilles, au Sénégal, dès les premières décennies du siècle. La fondatrice, Anne-Marie Javouhey, est rapidement à la tête d’un véritable empire de femmes, qui sont payées par le Ministre de la Colonie pour enseigner auprès des colons comme des autochtones dans les différentes terres de mission.
En suivant les sœurs religieuses qui ont essaimé hors de la France métropolitaine, j’ai découvert la figure d’Eugénie Allix Luce (1804-1882) qui est à l’origine de la première école pour jeunes filles musulmanes à Alger en 1845. Laïque et socialiste dans ses orientations, elle réussit à convaincre les autorités coloniales de financer son initiative, qui propose des leçons de français, d’arabe et de mathématiques à des jeunes filles pauvres. Son objectif, écrit-elle dans une lettre au préfet d’Alger en mars 1846, est de « changer les mœurs, les préjugés, les habitudes indigènes, de la manière à la fois la plus rapide et la plus sûre, en initiant le plus grand nombre possible de jeunes musulmanes aux bienfaits d’une éducation européenne ». Comme dans les écoles primaires en France, les journées sont scandées par des cours d’alphabétisation et aussi par des travaux d’aiguille qui prennent progressivement plus de place dans cette école franco-arabe très commentée à l’époque. En effet, si les autorités françaises soutiennent l’initiative au début, la réaction des notables musulmans n’est pas favorable dans la décennie qui suit. Madame Luce est accusée à la fin des années 1850 de former plutôt des concubines pour des Européens que des épouses pour les « indigènes ». En transformant son école de filles en ouvroir de broderie, les autorités se plient à l’opposition arabe et abandonnent l’effort d’inclure les femmes arabes dans la « mission civilisatrice » française.
En m’intéressant de près à certaines femmes à l’origine d’établissements inédits, comme celui de Mme Luce, j’ai cherché à comprendre les ressorts d’un mouvement plus général en faveur de l’instruction féminine. J’ai surtout suivi la trace en France des nombreuses enseignantes, pédagogues ou maîtresses de pension qui ont laissé des témoignages soit par leurs écrits, soit par les établissements qu’elles ont fondés. Madame Campan, qui a dirigé la première maison d’éducation de la Légion d’honneur à Ecouen des années 1807 à la chute du Premier empire en 1815, a laissé une œuvre pédagogique importante. En particulier, est publié à titre posthume un volume, De l’éducation (1824), qui développe longuement les tâches de la future mère de famille dans l’éducation, mais aussi le besoin de créer un enseignement public pour les filles dont les familles (et surtout les mères) ne peuvent pas assurer l’éducation. Tout au long du siècle, des femmes instruites publient une littérature destinée aux filles et à leurs familles, ouvrages souvent moralisateurs, comme le best-seller de Victorine Monniot, Le journal de Marguerite (1858), maintes fois réédités. D’autres femmes se lancent dans l’écriture de manuels scolaires destinés aux écolières de plus en plus nombreuses au cours du siècle. L’enseignement non-mixte justifie une production éditoriale à destination des filles. Certes, l’histoire et la littérature ne sont pas différentes en fonction des sexes, mais les exemples varient et les sujets ne sont pas forcément abordés de la même manière.
Parfois les ouvrages publiés m’ont guidée vers des initiatives avant-gardistes qui ont marqué le mouvement de professionnalisation des enseignantes féminines. En 1848, par exemple, une maîtresse de pension parisienne, Joséphine Bachellery (1803-1872), édite un livre intitulé, Lettres sur l’éducation. Le volume reprend des lettres publiées dans un journal pédagogique, La Tribune de l’enseignement, où elle défend l’idée d’une instruction sérieuse pour les jeunes filles afin de les former à différents métiers : l’enseignement, bien sûr, mais aussi des carrières plus artistiques et culturelles. Le livre de 1848, sorti en pleine période révolutionnaire, contient également un projet d’École normale supérieure et professionnelle pour les femmes, qui fait écho à ce qui existe depuis cinquante ans pour les garçons. Son projet, envoyé au Ministre de l’Instruction publique de la période, Hippolyte Carnot, ne verra pas le jour. Il faut attendre 1881 pour que l’État français décide enfin de créer une École normale supérieure à Sèvres pour former les professeures des nouveaux collèges et lycées publics. Joséphine Bachellery est exceptionnelle par l’ampleur de ses projets en faveur de l’instruction des filles, mais elle est loin d’être la seule à publier sur cette question dans les revues pédagogiques et féminines (voire féministe) de la monarchie de Juillet (1830-1848). Cette période de libéralisation de la vie publique est également un moment où les femmes s’expriment et demandent une plus grande égalité dans la société. Cette égalité passe alors prioritairement par l’éducation.
Ce qui distingue Joséphine Bachellery d’autres, cependant, c’est son investissement dans l’éducation, car elle est également à la tête d’une importante pension parisienne, avec plus d’une centaine d’élèves (internes et externes) à la fin des années 1840. Comme pour beaucoup d’autres femmes laïques, l’enseignement lui permet de faire vivre sa famille de quatre enfants et son mari qui enseigne le dessin au pensionnat. Ainsi, ses prises de position sont celles d’une enseignante du terrain qui réfléchit et cherche à orienter la marche d’une professionnalisation du métier en cours. Elle critique la nomination d’inspectrices bourgeoises qui n’ont pas connaissance des exigences de l’enseignement ; elle intervient sur la nature des brevets d’enseignement demandés et cherche à créer des lieux de formation pour les femmes. Ses initiatives participent à un mouvement de fond que la Troisième République consolidera sous la houlette de l’État quelque trente-cinq ans plus tard.
Revenons à ma grand-mère, après cette promenade rapide dans le XIXe siècle. Née en 1894, elle bénéficie de l’existence d’un réseau devenu dense d’écoles primaires, mais également d’un réseau plus limité de collèges et lycées soutenus par l’État. En 1914, on trouve 38 000 jeunes filles dans des cours secondaires, collèges ou lycées publics. Jeanne Montégut faisait partie de ce groupe d’élues du secondaire féminin, de pionnières du public récemment créé, mais pas du privé. Elle n’a vraisemblablement jamais connu les figures d’enseignantes sur lesquelles je travaille en tant qu’historienne, mais elle baigne, au début du XXe siècle, dans un univers qui croit à l’importance de l’enseignement, et elle vit dans la maison d’école du village. Fille unique, son père instituteur l’encourage à envisager d’autres horizons que celui de la femme au foyer. Le modèle de la mère éducatrice, tant vanté dans la littérature de jeunesse du siècle précédent, ne sera pas pour elle. Après le certificat d’études primaires, diplôme convoité dans les milieux populaires, son père l’envoie en internat faire des études « bourgeoises » au lycée d’Agen.

Les diplômes qui s’enchainent témoignent alors d’une envie de reconnaissance par les diplômes et d’un sentiment de soi qui n’est pas cantonné au seuil du foyer. L’envie du savoir et la croyance dans l’éducation sont sans doute un héritage familial (pour elle comme pour moi), mais sa trajectoire a été préparée par le combat de femmes comme Mme Campan et Joséphine Bachellery qui ont milité pour que l’enseignement et les études puissent mener à des professions, pour les femmes comme pour les hommes. En savoir plus sur ces combats me motive comme historienne depuis quarante ans. Il me plaît de penser que ma grand-mère serait certainement contente de savoir que je remarque, enfin, les traces de ses propres aspirations dans les archives familiales et que ce blog soit l’occasion de les afficher pour un public plus vaste.
Compléments sur l'éducation des femmes aux XIXe et XXe siècles :
Rebecca est intervenue dans Le Cours de l'Histoire, sur France Culture, pour évoquer la figure de Julie-Victoire Daubié, première femme bachelière et licenciée ès lettre en France.
Rebecca a également participé à l'émission la Concordance des temps sur le thème des filles et des garçons à l'école en France depuis les années 1880.
D'autres émissions, toujours sur l'éducation des filles et sur France Culture, peuvent se trouver ici.