Premier coup d'oeil sur la face cachée de la Lune
Texte de Yann S.
Sic itur ad astra
Le 4 octobre 1957, Spoutnik 1 émet son premier bip depuis l'espace; un son désormais iconique qui émerveille, interloque ou qui fait peur, mais qui ne laisse en aucun cas insensible. Ce son annonce l'aube d'une nouvelle ère, celle de la conquête de l'espace.
En 1958, en URSS, forts d'un certain nombre de succès dans l'espace, on commence à voir plus grand. Le programme Luna voit le jour et l'ambition est formidable. On maîtrise des orbites suffisamment sophistiquées et on dispose de lanceurs suffisamment puissants pour envisager des missions scientifiques plus poussées. L'objectif du programme Luna est d'en apprendre plus sur la Lune. En 1959, en quelques mois, Luna 1 devient le premier objet à échapper à la gravitation terrestre, à transmettre des données depuis l'espace et à survoler la Lune. Luna 2 sera aussi la première sonde à se "poser" sur la Lune. Il s'agissait en fait plus d'un crash que d'un alunissage, mais cela était prévu. Se poser en douceur est beaucoup plus difficile et viendra plus tard (en 1966, avec Luna 9). En octobre de la même année, on arrive à Luna 3, le sujet de cet article.
La demi-Lune
La Lune, camarade de route de la Terre, fascinait déjà les premiers humains, au point d'être parfois déifiée. Elle fait l'objet de nombreuses observations dans toutes les contrées et cultures à travers les âges. On remarque très tôt que, malgré le fait que son éclairage change de jour en jour dans un cycle qui dure environ un mois, son aspect général lui ne change jamais. En effet, bien que la Lune tourne sur elle-même et autour de la Terre, elle nous présente toujours la même face. Cette coïncidence peut paraître bien curieuse de prime abord, mais c'est en réalité un phénomène commun qui s'explique très bien par le jeu d'influences gravitationnelles mutuelles entre Terre et Lune. La force d'attraction entre les deux astres est suffisamment forte pour s'opposer à toute déviation de la synchronicité de cette rotation. On parle alors de verrouillage gravitationnel.
Par conséquent, on ne peut pas voir "l'autre côté" de la Lune. Une face entière de cet astre nous est invisible depuis la Terre. L'objectif de Luna 3 est de se positionner sur une orbite qui contourne la Lune afin de photographier sa face cachée, puis de retransmettre les photos vers la Terre pour donner aux humains, enfin, le premier aperçu de la face cachée de la Lune.
La mission Luna 3
Luna 3 est une sonde d'un peu plus d'1 mètre de diamètre et d'environ 280 kilogrammes équipée de panneaux solaires sur le pourtour, d'antennes de communications et d'une ouverture sur un côté où est installé un appareil photo muni d'un film de 40 prises résistantes aux conditions extrêmes de l'espace.
Pour augmenter les chances d'une transmission réussie des images, il a fallu prévoir une trajectoire complexe qui tirait avantage du mouvement de la Lune et de sa force de gravitation pour réorienter l'orbite de la sonde et l'aligner avec sa base terrestre où des antennes étaient prêtes à recevoir la transmission des précieuses images. C'est la première manoeuvre d'assistance gravitationnelle de l'histoire. C'est depuis l'une des techniques les plus fondamentales que l'on emploie pour naviguer dans l'espace plus rapidement, efficacement et en économisant au maximum le carburant embarqué.
Le lancement a lieu le 4 octobre 1959, deux ans jour pour jour après celui du premier Spoutnik. Le cap est mis sur la Lune.
Dans l'espace, personne ne vous entendra prendre des photos
Une autre première majeure dans l'histoire des technologies spatiales est la stabilisation sur trois axes. Pour mieux contrôler les déplacement d'un engin dans l'espace, il faut en effet pouvoir contrôler et stabiliser son orientation. Une technique relativement simple de stabilisation, inspirée des tirs de fusil ou d'artillerie, est d'induire une rotation du vaisseau. L'effet gyroscopique permet ainsi d'éviter des oscillations qui pourraient parasiter le mouvement. Malheureusement, cette méthode n'est pas adaptée à la photographie. Il faut, en effet, que le sujet et l'appareil photo soient immobiles l'un par rapport à l'autre pour éviter une image floue. Il a donc fallu développer un moyen d'ajustement très précis pour corriger tout positionnement et mouvement indésirable de la sonde en trois dimensions. Cette façon de faire deviendra aussi un incontournable des manoeuvres dans l'espace. En approchant de sa destination, Luna 3 passe de la stabilisation par rotation à la stabilisation sur trois axes afin de pouvoir prendre des photos nettes au moment opportun.
Une fois passée derrière la Lune, la sonde se retrouve en autonomie totale vu que toute communication est bloquée par l'astre massif. Les prises de vues doivent donc se faire automatiquement. À cet effet, un capteur de lumière est placé sur Luna 3 afin de détecter la luminosité de la Lune et de permettre l'ajustement final de l'orientation du satellite pour cadrer les prises de vue au mieux. Le 6 octobre 1959, la sonde passe au plus proche de la Lune, à seulement 6200km de sa surface. Le lendemain, elle prend ses photos en se trouvant entre 63'500km et 66'700km d'altitude (en guise de comparaison, la distance Terre-Lune varie entre 362'600km et 405'400km). Au total, 29 cliché sont pris sur une durée totale de 40 minutes. On estime que ces photos montrent environ 70% de la face cachée. Une belle performance !
Il est important de garder à l'esprit que l'on parle d'une époque où les photos numériques n'existent pas encore et les transmissions sans fil sont toutes analogiques. Le film photographique doit donc être développé automatiquement, dans une chambre noire embarquée et équipée des différents produits nécessaires au développement et au séchage des négatifs. Pour les plus jeunes lecteurs, peu familiers des appareils photos argentiques, il s'agit de rappeler qu'avant l'avènement de la photographie numérique, l'obtention d'une image à partir d'un film est un processus complexe. Il nécessite des réactions chimiques du support dans des bains de diverses substances, ainsi qu'un certain nombre d'étapes de lavage et de séchage. Un processus difficile à automatiser de manière fiable, même sans avoir à gérer des liquides en apesanteur !
Une fois les photos obtenues, il reste encore à les transmettre à la Terre par ondes. Vu la complexité de la tâche, il n'est pas envisageable de récupérer la sonde et les photos physiques en faisant se poser Luna 3 en douceur sur Terre. Encore une fois, on a recours à une technologie qui ferait sourire aujourd'hui : le fax ... ou du moins une technologie extrêmement similaire où l'intensité lumineuse d'une photo est scannée ligne par ligne puis transmise par ondes radios.
De peur de perdre ces précieuses données, deux systèmes de transmission redondants sont prévus au cas où la première transmission échoue. Le premier système, très expérimental, est sensé transmettre les photos dès que possible, alors que Luna 3 entame à peine son voyage de retour. L'idée est de ne pas perdre toutes le photos au cas où un problème survient lors de la dernière phase de la mission. Hélas, les tentatives échouent et il faut attendre que la sonde se rapproche beaucoup de notre planète pour que le deuxième système, bien plus fiable, soit mis en marche. D'autres antennes prennent ensuite le relai et réussissent la transmission.
La première photo de la face cachée de la Lune
On peut éprouver de l'admiration, de la fascination et de l'inspiration en voyant, pour la première fois de l'histoire, cette face cachée d'un objet pourtant si familier depuis toujours. On peut reconnaître la prouesse technique, surtout pour l'époque. Malgré tout, il est difficile pour un oeil non-entraîné de discerner grand chose sur cette image. Et pourtant, pour les spécialistes ce fut une riche mine d'information. La face cachée de la Lune, n'étant pas tournée vers la Terre, est bien plus exposée aux impacts d'objets venus d'ailleurs. On s'attendait donc à ce qu'elle soit bien moins lisse que la face visible. On prévoyait un nombre de cratères très important. Grâce aux photos envoyées par Luna 3, on a pu confirmer cette prédiction et s'assurer que nos modèles et théories concernant notre satellite naturel étaient corrects. De plus, les scientifiques réussissent aussi à compléter des cartes lunaires et à affiner leur compréhension de la composition du sol en s'intéressant à la luminosité des différentes régions photographiées.
Vers l'infini et au-delà
De retour de sa mission couronnée de succès, la communication avec la sonde est coupée le 22 octobre alors qu'elle est en orbite terrestre. Il demeure de l'incertitude quant à son ultime destinée. Certains modèles prévoient son entrée (et donc désintégration) dans l'atmosphère en mars ou avril 1960 alors que d'autres indiquent que la sonde aurait pu rester en orbite jusqu'en 1962.
Le programme Luna se poursuivra pendant encore de nombreuses années et donnera lieu à d'autres avancées. Mais déjà après Luna 3, il est clair que les progrès technologiques dans l'espace sont considérables. En 1960, l'Union Soviétique se tourne aussi vers d'autres programmes spatiaux, notamment l'envoi et, surtout, le retour des deux chiennes Belka et Strelka en préparation du premier vol habité par un humain, le fameux Youri Gagarine, en 1961.
Les premières photos rapprochées de la Lune par une sonde américaine seront prises du 28 au 31 juillet 1964 (Ranger 7).
Quelques références pour approfondir
Collection de photos prises par Luna 3.
Un autre point de vue sur le sujet, sur la chaîne YouTube Lanterne Cosmique.
Bon point de départ pour investiguer le programme Luna.
Bon point de départ pour investiguer le programme spatial soviétique, plus généralement.
Bon point de départ pour investiguer ce qu'on sait aujourd'hui de la face cachée de la Lune.
Il suffit de cliquer sur les images pour accéder à leur source. Le texte a bénéficié de l'édition de Julien F. et Laurène D.